L’équation tragique
À l’entrée de Jeanne dans la chambre, Simon est filmé en gros plan dans une attitude méditative soulignée par un éclairage unidirectionnel créant un effet de clair-obscur. Il énonce une équation évidente à trois reprises en modulant sa voix de l’affirmation à l’interrogation, à l’intention de Jeanne qui demeure en flou à l’arrière-plan. Cet effet de reprise témoigne d’une pensée butant sur une impossibilité arithmétique qui laisse Jeanne d’abord interdite puis horrifiée : 1+1=1. Ce long plan fixe évoque de manière codée la clé du film : l’identité de Nihad et de Abou Tarek, du frère recherché et du bourreau de leur mère.
Le recours à cette métaphore arithmétique s’inscrit dans la cohérence narrative et symbolique du récit. En effet, le premier cours auquel assiste Jeanne donne lieu à un discours de son professeur invitant les étudiants à entrer dans le monde des problèmes insolubles, le « pays de la solitude ». Dans l’entretien qui suit, il désigne son enquête familiale en termes de problème mathématique, désignant notamment le décès présumé de son père comme une » variable inconnue ». Cette métaphore mathématique rattache par ailleurs le récit au registre tragique en symbolisant la situation de dilemme insurmontable auquel sont confrontés les jumeaux devant l’identité du frère et du bourreau, sous la forme d’une énigme qui rappelle celle qu’a résolue Œdipe face au Sphinx. À cet égard, le geste de Jeanne se cachant les yeux en comprenant la vérité fait écho à l’automutilation d’Œdipe se crevant les yeux en apprenant son parricide et son inceste.
Cette révélation métaphorique revêt un fort aspect dramatique dans cette scène, qui évoque la vérité familiale de manière indirecte par l’effarement des deux jumeaux, en reportant son explicitation aux deux séquences suivantes.
La piscine : une scène en miroir
La séquence suivante reprend, en flash-back, la scène de la piscine au cours de laquelle Jeanne avait trouvé sa mère dans un état de prostration. La première occurrence de cette scène de piscine s’inscrivait dans un flash-back de remémoration de Jeanne qui en soulignait l’importance dramatique. Elle est cette fois-ci filmée du point de vue de Nawal au sein d’une mise en scène qui met en valeur son émotion en découvrant la marque de Nihad au pied d’un baigneur au bord de la piscine. La caméra la filme en gros plan puis en travelling d’accompagnement en plan rapproché et adopte un point de vue semi-subjectif quand elle s’approche du pied portant le tatouage. La reconnaissance est unilatérale : Nawal est montrée de face, le regard fasciné, tandis que Nihad, de profil, ne lui adresse qu’un regard négligent au cours de deux champs-contrechamps témoignant de la forte émotion de la mère. Dans un effet de répétition à valeur dramatique, la séquence se termine sur la reprise du gros plan sur l’hébétude de Nawal qui clôturait la séquence du début du film.
On remarque que cette scène d’élucidation de l’intrigue propose une nouvelle variation sur deux motifs du mythe d’Œdipe. Le nom du personnage signifie « pieds enflés » et son histoire tragique est fondée sur la non reconnaissance de ses parents : il tue son père sur un chemin et épouse sa mère en toute ignorance à l’issue d’un parcours relevant de l’ironie tragique.
Révélation finale
Le plan suivant revient sur Jeanne pleurant dans les bras de son frère avant qu’une musique de violons en son off s’élève pour annoncer deux plans de paysage évoquant la mort et la désolation : un plan général de montagnes désertiques en travelling droite-gauche est suivi d’un paysage de branchages sous la neige en travelling gauche-droite. Les images et la musique associées au discours en voix off de Chamseddine confère à l’histoire tragique de la famille Marwan une austère grandeur.
La fin de la séquence, dévoile la nouvelle identité de Nihad, filmé de dos en travelling d’accompagnement avec son matériel de nettoyage, dans un contexte quotidien très éloigné de l’épopée vécue par le personnage. Par une forme d’ironie dramatique, Nihad est affecté au nettoyage des bus au sein d’un entrepôt de réparation comme pour suggérer sa possible rédemption au sein d’un récit dont la scène la plus dramatique est le massacre des musulmans dans un bus détruit par le feu. Le dernier plan du film, montrant Nihad se recueillant sur la tombe de sa mère, semble témoigner dans une symétrie inversée avec la première séquence du film que le « fil de la colère est rompu » selon les derniers mots de Nawal dans la lettre posthume aux jumeaux.