Présentation

Après la Révolution de 1917, Lénine voit dans le cinéma un formidable outil de propagande et le Parti communiste encourage de futurs grands cinéastes comme Eisenstein, Poudovkine et Vertov à constituer une avant-garde esthétique au service de la révolution. Ces réalisateurs multiplient les inventions formelles en s’appuyant sur le montage, considéré commme un véritable dicours dédié à la propagation des idées nouvelles.


Un cinéma idéologique

Le 27 août 1919, Lénine nationalise le cinéma russe, qui se retrouve placé sous l’autorité du Commissariat du Peuple à l’Éducation. Ce qui signifie que tous les réalisateurs ont désormais le devoir d’assurer la transmission du modèle idéologique défendu par le gouvernement. Comme la population de cet immense territoire est à 90% illettrée, les films se doivent d’être didactiques. Après la création de l’URSS en 1922, Staline encourage d’ailleurs tous les représentants de la cinématographie nationale à prendre le contrepied du modèle hollywoodien, basé sur le divertissement et l’évasion. En lieu et place du héros solitaire ou du self-made man individualiste, les fictions soviétiques feront l’éloge du peuple humble, travailleur et solidaire, comme dans La Mère (1926) de Poudovkine, ou La Terre (1930) de Dovjenko, deux œuvres lyriques dédiées à la gloire des masses laborieuses et paysannes.

« Notre art doit être fondé sur le communisme et sur une analyse scientifique de la création artistique », déclare officiellement Eisenstein, auquel s’adjoint la voix de Dziga Vertov, qui pensait sincèrement que le cinéma « devait aider au déchiffrement communiste du monde ». Le mot d’ordre tient en une formule, qui est aussi un programme : le fameux « réalisme socialiste », qui s’efforcera de décrire le monde non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Afin de parvenir à cette efficacité, il est donc nécessaire d’inventer un nouveau langage, poétique et métaphorique.

affiche Metropolis
affiche Metropolis
affiche Metropolis

Le montage au pouvoir

Dès 1923, dans son laboratoire de création, le réalisateur et professeur Lev Koulechov procède à plusieurs expériences de montage qui vont faire date et dont l’impact se mesurera à l’échelle mondiale. Secrètement, Koulechov fait tirer trois copies d’un seul et même plan de l’acteur Ivan Mosjoukine. Puis il assemble ces images avec celles d’une assiette de soupe, d’un homme allongé dans un cercueil et d’une femme à demi nue étendue sur un sofa. Après une projection, il demande aux spectateurs de commenter le jeu du comédien. Tous soulignent le grand talent de Mosjoukine, qui sait adopter une expression différente en fonction de l’image qui le précède : il interprète admirablement la gourmandise après l’assiette de soupe, la tristesse endeuillée après le cercueil et le désir face à la nudité féminine. Or, dans ce montage, le plan de l’acteur est à chaque fois rigoureusement le même. Cette expérience prouve en fait que les spectateurs ont projeté leurs propres sentiments sur le visage impassible du comédien. Ce que l’on appelle communément aujourd’hui « l’Effet Koulechov » (ou « Effet K ») regroupe plusieurs expériences différentes qui mettent en évidence la primauté du montage sur le contenu intrinsèque des images. Koulechov a ainsi démontré que l’on pouvait construire un espace purement cinématographique à partir de fragments filmés dans différents endroits réels. Ou bien encore que l’on pouvait créer une femme à la beauté parfaite en filmant plusieurs modèles et en conservant uniquement ce que chacune possède de plus admirable. Tout ceci sans recourir à un quelconque trucage, mais seulement grâce à l’organisation de la matière filmique.

Koulechov a ainsi compris et formulé clairement ce que l’américain Griffith avait seulement perçu de manière instinctive. Si bien que l’enseignement fondateur de Koulechov va ouvrir la voie aux plus grands maîtres soviétiques, qui feront du montage leur préoccupation première.

Nosferatu
Nosferatu
Nosferatu

Inventer un langage nouveau

Avec La Grève (1924), Le Cuirassé Potemkine (1925) et Octobre (1927), Eisenstein compose une trilogie sur le mouvement révolutionnaire bolchévique qui fonde un langage cinématographique nouveau. De nombreuses scènes de ces trois films majeurs figurent désormais au panthéon du cinéma. La séquence de la fusillade sur l’escalier d’Odessa dans Potemkine, où les soldats de la garde impériale massacrent la population pendant six minutes, est certainement la plus célèbre d’entre toutes. Mais le génie d’Eisenstein ne s’illustre pas seulement dans les scènes de foules spectaculaires. Il lui suffit parfois de s’appuyer sur un seul objet pour développer son propos, comme dans la séquence du « lorgnon » par exemple, toujours dans Le Cuirassé Potemkine. Ce lorgnon sert au Major Smirnov à observer les vers qui grouillent sur la viande avariée et à déclarer aux marins « qu’il n’y a pas de vers ». Plus tard, lorsque Eisenstein montre le même lorgnon se balançant sur le bastingage du navire, ce seul plan suffit à nous faire comprendre que son propriétaire vient d’être expédié par-dessus bord. L’image remplit donc la fonction d’une synecdoque visuelle, désignant la partie pour signifier le tout.

Eisenstein développe également ce qu’il appelle le « montage d’attractions », où il s’agit d’articuler deux séries de plans hétérogènes pour créer du sens. Dans La Grève, il monte des images de grévistes assaillis avec des images de bœufs abattus pour générer la métaphore d’une boucherie. Dans Octobre, il enchaîne un plan de Kerenski avec celui d’un Paon pour signifier l’arrogance et la suffisance du régime, par comparaison visuelle. L’ascension du même Kerenski donne d’ailleurs lieu à une autre scène magistrale : les intertitres qui signalent sa progression hiérarchique sont séparés par des plans où on le voit toujours gravir les trois mêmes marches ; l’ironie est dès lors on ne peut plus patente : le dignitaire ne progresse pas, il piétine !

Dziga Vertov considérait que le montage était « le nerf du cinéma », ce que prouve chacun de ses films, avec en tête L’Homme à la caméra (1929). Le style poétique et tout aussi inspiré de Dovjenko atteint son paroxysme dans La Terre (1930), tandis que Poudovkine signe son chef-d’œuvre avec La Mère (1926), dans lequel une célèbre séquence de montage parallèle met en relation la débâcle des glaces sur la Neva et la manifestation ouvrière, orchestrant une même poussée irrésistible du « fleuve humain » vers sa libération.

Durant toutes les années 1920, le cinéma russe a été l’un des plus novateurs et des plus inventifs au monde, malgré la contrainte idéologique qui s’exerçait lors de chaque étape de la création d’un film.