Présentation

Suite aux accusations de Hire concernant la culpabilité d’Alfred dans l’assassinat de Mlle Noblet, Alice évoque son besoin d’un manteau de fourrure pour obtenir ses aveux. Les motifs du miroir et de la fenêtre et l’aller-retour entre la chambre des amants et l’appartement de Hire manifestent les jeux de faux-semblants entre les personnages et annoncent l’issue tragique du récit.

Activité
– Analyser les motifs du miroir, de la fenêtre et du tableau dans la séquence du point de vue dramatique et symbolique.
– Analyser le discours d’Alfred dans le contexte de la France d’après-guerre.




Jeu de doubles et double jeu : miroirs et fenêtre

Au début de la séquence, Alice est assise dans sa chambre dans une attitude songeuse, exprimant son trouble suite aux accusations formulées par Hire à l’encontre d’Alfred dans la scène précédente. Les pensées contradictoires qui agitent le personnage sont symbolisées par son reflet inversé à l’arrière-plan, grâce à un dispositif de doubles miroirs. La surprise de l’arrivée d’Alfred passée, elle l’attire à l’écart de la fenêtre pour échapper au regard de M. Hire, tiers personnage au sein du couple dans la scène. Lorsque Alfred se dirige pour fermer la fenêtre, un raccord cut montre le sombre appartement de Hire éclairé de manière intermittente par les lumières clignotantes des attractions foraines pour signaler la menace planant sur les deux amants.

Le dialogue entre Alfred et Alice se joue ensuite entre deux miroirs successifs. Face à la psyché, Alice se recoiffe pour se dérober aux questions d’Alfred : son dédoublement à l’image exprime sa prise de distance réflexive vis-à-vis d’Alfred suite aux accusations de Hire. Lorsqu’elle quitte la psyché, celle-ci montre le double reflet des amants engagés dans une parade de faux-semblants qui témoigne de leur duplicité réciproque. Puis, face au miroir du lavabo où elle a trouvé refuge, Alice continue ses dénégations avant de se résoudre à faire face à Alfred en simulant la gêne pour lui raconter l’histoire du manteau de fourrure en lieu et place de ses interrogations sur sa possible culpabilité : un stratagème destiné à connaître la vérité.

Alice invite Alfred à la rejoindre sur le lit pour exercer un intense chantage affectif, filmé en une succession de champ contrechamps en plan rapproché qui témoigne de son talent manipulatoire par un savant mélange de séduction et de supplication. La résistance d’Alfred à ses demandes entraîne une réaction surprenante : elle lui saute au cou et lui déclare l’intensité de son amour (« Tu ne peux pas comprendre, mais je t’aime, je t’aime ! »), dans un élan enthousiaste de soulagement intérieur. Lors de cette déclaration inopinée, le cadrage met en évidence le tableau accroché au-dessus du lit, qui représente un buste de femme vêtue d’une robe élégante dont le dos est très largement dénudé. Cette peinture d’une très belle femme, probablement une prostituée, qui s’offre fièrement au regard, est une représentation métaphorique du personnage d’Alice caractérisé par sa séduction conquérante et son sens de la manipulation.

Alice profite de ce rapprochement physique avec Alfred pour accabler Monsieur Hire au cours d’une diatribe vengeresse (« C’est un beau salaud, je t’assure ! »), en offrant en spectacle à la fenêtre une embrassade provocatrice avec Alfred. Un travelling avant en contreplongée dévoile alors l’ombre inquiétante de M.Hire, le visage secoué d’un tic nerveux devant les amants enlacés. Cette image récurrente du voyeur immobile surcadré par sa fenêtre exprime l’ambigüité de ce personnage d’amoureux transi, enfermé dans sa prison de verre, à la fois taciturne, inquiétant et vulnérable. La mise en scène de cette séquence fondée sur l’opposition entre les amants duplices et le voyeur solitaire s’appuie donc sur l’utilisation dramatique et symbolique des motifs du miroir et de la fenêtre.


Les amants diaboliques : confidences sur l’oreiller

Après l’étreinte, un ample mouvement de caméra part de l’extérieur de l’hôtel puis passe à travers la fenêtre pour aller surprendre la langueur des deux amants clandestins sur la musique d’une chanson célébrant la beauté de l’amour. Ce premier plan annonce le propos sarcastique de la séquence : l’intimité de ce nid douillet dédié à la passion amoureuse dans lequel nous fait pénétrer la caméra se révèlera un nid de vipères voué au mensonge et à la trahison.

À l’occasion d’une cigarette partagée, Alfred répond cette fois-ci favorablement à la demande de manteau d’Alice en lui confiant d’abord son crime à demi-mot : « Garder l’argent pendant que t’as froid, c’est pas possible ». Puis il ajoute ceci : « T’as bien mérité que j’te remonte à neuf ! », comme le dirait un souteneur pour gratifier l’une de ses prostituées méritantes. Alfred avoue ensuite sans détour le meurtre qu’il a commis : « La Noblet, c’est moi qui l’ai tuée ». La réaction d’Alice se voile d’une ambivalence irréductible. À première vue, ce terrible aveu semble lui faire l’effet d’une sorte d’effondrement intérieur : son regard s’obscurcit et ses yeux restent fixés vers le plafond, hors du champ de vision d’Alfred, comme si elle ne pouvait plus décemment le regarder en face. Malgré tout, cette révélation s’avèrera sans conséquence sur la suite du drame. Passionnément soudée à Alfred, Alice sera même l’agent principal du lynchage de Hire : elle prendra l’initiative de cacher le sac à main compromettant dans sa chambre.


Une critique de la France d’après-guerre

Compte tenu du contexte de sortie du film à la Libération, les arguments dont use Alfred pour justifier son forfait sont significatifs : « Une Mademoiselle Noblet, c’est inutile […] La voilà au ciel plus tôt. À qui ça fera du tort ? L’argumentaire d’Alfred ne s’inscrit pas dans la simple logique criminelle d’un assassinat crapuleux, mais revendique l’élimination des « inutiles » en toute bonne conscience, dans un discours qui résonne avec la propagande antisémite de la guerre. Les paroles d’Alfred s’inscrivent ainsi dans une critique implicite mais vigoureuse de la France d’après-guerre, dont les exactions de l’épuration témoignent du caractère fallacieux d’une France résistante sanctifiée par la Libération. Le plan qui ponctue la séquence, montrant M. Hire perdu dans son immense salon filmé au grand angle baignant dans la musique de la fête foraine, annonce le spectacle final de son exécution scellée par les amants diaboliques au cours de cette séquence.