Présentation

L’introduction du film dessine le portrait d’une famille contemporaine banale. Le père, fier d’utiliser son 4×4 dans le chemin de campagneest décrit comme un homme d’aujourd’hui, éprouvant le besoin de marquer une certaine réussite sociale par l’affichage d’une voiture de prestige étrangère.Le basculement magique surviendra d’autant plus énigmatiquement que la personnalité de Chihiro a été présentée selon les codes du monde d’aujourd’hui.

Pistes d’analyse
– la critique du consumérisme
– le basculement dans le surnaturel




Le piège consumériste

Les deux premiers plans de la scène sont des plongées en plan d’ensemble, inscrivant les personnages dans un parc à thème abandonné et sourdement inquiétant : l’enseigne en forme d’oeil, doublée par le caractère japonais désignant le regard, installe l’idée de surveillance et annonce le piège tendu par les esprits. Cette impression est renforcée par le second plan depuis les toits, balcon en amorce, lisible comme la vue subjective d’une entité supérieure.

Le père, quasi animalisé dans sa posture par l’odeur de nourriture, se met à courir vers nous, traversant l’objectif de son embonpoint, jusqu’au très gros plan nous dévoilant fugitivement sa braguette ! Il « déborde » littéralement de l’image, réduit à son appétit. Les denrées soudain étalées devant leurs yeux affamés vont précipiter leur caractérisation en consommateurs modernes, dont le bon droit à investir les lieux est garanti par leur pouvoir d’achat. C’est là leur pêché originel, qui entraine leur châtiment. Chihiro demeure extérieure à cette arrogance consumériste représentée par la gloutonnerie de ses parents et l’avidité des personnages qui déclineront cette thématique au cours du film (Yubaba, grenouille, Sans-visage, et la foule avide d’or).

Visuellement enserrée par ses parents qui s’empiffrent au premier plan, ou surcadrée par les poteaux de l’échoppe derrière elle, Chihiro est ensuite isolée par un montage en champ contrechamp, comme livrée à elle-même, à son libre arbitre. Elle décide de quitter le plan, symboliquement le nid, première décision émancipatrice de son parcours initiatique




Glissements progressifs du merveilleux

Quittant ses parents, Chihiro s’avance dans l’allée centrale du parc, puis s’engage dans un escalier. La musique change de tonalité ; elle installe un climat lancinant propice à poser une attente. Chaque phrase de la mélodie est ponctuée d’une percussion discrète résonnant comme une goutte d’eau. Lors de l’ascension de l’escalier, chaque percussion est synchronisée à un élément visuel, d’une façon presque indécelable, mais précis et rigoureux. Le premier correspond, dans le plan d’ensemble, à l’arrêt de Chihiro dans la grande allée ; le second au début de son retournement vers l’escalier. Le troisième et le quatrième tombent chacun pile sur ses deux clignements d’yeux. Les deux suivants ponctuent les raccords de changement de plan lors de l’ascension. La musique monte avec le personnage, et parachève la découverte spectaculaire du bâtiment.

Là, le récit glisse irrésistiblement vers un ailleurs, tellement ce type de synchronisation musicale est d’ordinaire associée au merveilleux dans les films. Et pourtant, la situation ne cesse pour le moment d’être réaliste. Mon voisin Totoro officiait déjà de la sorte dans les instants précédents les entrées en scène des créatures. Là, Miyazaki est dans ce qu’il sait faire de mieux : parer discrètement le réel d’atours enchanteurs, préparant autant que désamorçant le basculement imminent dans l’imaginaire.

L’entrée en scène de Haku, premier contact avec l’autre monde, peut donc être réalisé par une retenue maximale, puisque le spectateur a déjà implicitement compris que le glissement était en cours. Un très simple panoramique accompagne le mouvement de tête de Chihiro vers lui. Il n’apparaît pas de façon époustouflante, comme l’usage l’exige pour une créature extra-ordinaire, mais l’air de rien, comme s’il était déjà là, attendant juste d’être dévoilé. Le charme étrange du cinéma de Miyazaki réside dans cet entre deux mêlant effet de réel et surgissement imaginaire, ou plutôt ce traitement inhabituellement naturel du merveilleux.




Frontières floues

L’auteur s’en donne ensuite à coeur joie dans la débauche d’imagination dont il a le secret, et dont on fait souvent son talent premier. Or, c’est bien l’insolite de la situation précédente, Chihiro se penchant pour voir un train bien réel et découvrant Haku presque par hasard en relevant la tête, qui rend la surenchère d’effets qui suit efficace, et non gratuite. La bonne idée de cette fin de séquence, et du film, est de diluer les limites de ce monde parallèle avec la réalité dont Chihiro est issue. Ayant découvert ses parents changés en cochons, la fillette revient sur ses pas pour éviter d’être engloutie dans cette dimension. Là où l’on voudrait espérer qu’un trajet inverse lui permette de s’échapper, on se rend compte que tout ce qui a précédemment été son environnement s’est déjà transformé, l’eau ayant tout recouvert.

Certes, le cinéaste multiplie les franchissements symboliques d’aspect carrollien : entrée de sentier, tunnel, ruisseau devenu mer, escalier, pont… comme autant de signes de passage d’une dimension à l’autre. Mais justement, peut-être parce qu’il y en a trop, aucun n’existe en tant que frontière nette entre les deux univers. Aucun ne permet d’attester, à l’instar de la traversée du terrier ou du miroir d’Alice au pays des merveilles, du quai 93/4 d’Harry Potter ou de l’armoire de Narnia, qu’au-delà on a définitivement basculé dans l’autre monde. Le spectateur, surtout occidental, ne peut que s’évertuer à réfléchir en termes de frontière et de balisage spatio-temporel, héritage des schémas cartésiens et de notre pensée aristotélicienne.

Chihiro, pour tromper la sidération, adopte une attitude régressive réflexe, proche de sa position fœtale du début du film. Elle devra, au sens propre comme figuré, se mettre sur ses jambes et apprendre à avancer toute seule. Au départ, ce sera Haku qui la relèvera par sa magie. Ensuite, une marche récalcitrante de l’escalier lui imposera de se tenir debout pour le dévaler. Plus symboliquement, c’est en osant tenir tête au vieux Kamaji puis à la sorcière Yubaba qu’elle opérera sa mue vers l’émancipation.