Présentation de la séquence

La séquence évoque le placement sous tutelle du jeune Charles Kane suite à la découverte d’une mine d’or sur un terrain possédé par sa mère.

Pistes d’analyse
– les motifs du conte
– la mise en scène de l’enfermement : composition, profondeur de champ et plan-séquence.


Les motifs du conte

Tout commence comme dans un conte. Un enfant glisse sur la neige avec son traîneau dans un paysage immaculé. Il n’y a pas d’arrière-plan, rien que de la neige. L’effacement de toute perspective confère une dimension féerique à la scène, qui représente l’enfance de Kane comme un espace de liberté sans limites. Dans cet univers presque abstrait, uniformément blanc, l’enfant a aussi une maison, dont la nature est révélée lorsque le jeune Charles lance une boule de neige sur l’enseigne qui la désigne. Un geste frondeur nous indiquant que cette demeure est également un lieu de commerce dirigé par une femme (« Mrs Kane’s Boarding House »).

Pendant un court instant, le contrechamps donne l’illusion d’un retour au plan précédent montrant l’enfant évoluant en toute liberté à côté d’un bonhomme de neige rieur. L’intrusion de la mère surgissant du hors champs et le travelling arrière témoignent d’un changement de point de vue : la caméra cadre désormais l’enfant du point de vue de la maison dans laquelle son destin va être scellé dans le cadre d’une négociation entre sa mère et le banquier. Le sur cadrage de la fenêtre sur le jeune Kane témoigne donc du piège qui se referme sur le jeune enfant, bientôt arraché à sa famille pour être confronté à la dureté du monde, dans la grande tradition des contes.


La signature du contrat : une mise en scène de l’enfermement

La mère dirige toutes les opérations : elle est au centre de la mise en scène et impose son rythme à la caméra, qui recule en travelling arrière, rivée à ses gestes. L’espace extérieur de l’enfant nous avait procuré une sensation d’infini. À l’intérieur au contraire, les éléments du décor accentuent la perspective et suscitent une forte impression d’enfermement : le plafond, les poutres et la cloison située dans la partie droite du cadre contribuent à bloquer le regard. Le lieu des adultes se désigne dès lors comme l’opposé du territoire de l’enfant : un espace de restriction, de marchandage et de négociation.

Welles expose l’enjeu principal de cette séquence durant le travelling arrière qui va de la fenêtre à la table : il s’agit d’une transaction, dont l’objet est un enfant, qui se retrouve piégé au fond du cadre, mais toujours bien visible. Le regard du spectateur peut ainsi naviguer à volonté entre l’objet et le sujet du marchandage au cours de ce plan-séquence qui inscrit dans la profondeur du champs les enjeux dramatiques de la scène.Ce que l’enseigne de l’établissement laissait supposer au début se confirme : le père n’a pas véritablement droit au chapitre et on lui coupe sans cesse la parole. Du côté de la mère, pas d’hésitation : pour elle, le jeune Charles est d’ores et déjà sous la tutelle de la banque. La caméra quitte alors l’espace de la signature et vient saisir les dernières résistances du père, qui marquent sa capitulation. Une rente de 50 000 dollars que le banquier propose de verser à la famille Kane clôt définitivement la discussion.

L’émotion de Mme Kane

La fenêtre cristallise le conflit entre les deux époux. Welles utilise cet élément du décor pour redynamiser la séquence. Le père a fermé la fenêtre sur l’enfant, la mère va la rouvrir et affronter le problème de face. Le souffle du vent entre dans la maison, au moment où la tension est à son paroxysme. Le raccord à 180 degrés met cette fois le spectateur face à une femme meurtrie. C’est seulement au moment où la caméra est à l’extérieur de l’espace de la transaction que Madame Kane, tournant le dos aux deux hommes, exprime son émotion. Un sentiment qui n’avait pas lieu d’être à l’intérieur. Dans cet espace intermédiaire, entre intérieur et extérieur, le temps paraît suspendu. Pour la première fois, Madame Kane laisse apparaître sa fragilité. On comprend que jusque-là, elle n’avait fait que jouer le rôle d’un personnage fort et sans faille. Mais cet instant d’émotion est de toutes façons sans conséquence : le contrat est déjà signé.



L’enfance prise au piège

À partir du moment où la mère se ressaisit, la caméra la devance par un travelling autonome et attend les adultes dans l’espace de l’enfant pour le deuxième plan-séquence qui structure l’organisation dramatique de l’épisode. Le jardin n’est plus un espace protégé : la neige est comme souillée par la présence des adultes. Utilisant Thatcher et son époux, Madame Kane verrouille l’espace. Par la place qu’elle prend dans le cadre, elle impose l’enfermement dans une structure triangulaire qui n’autorise à l’enfant qu’une seule direction possible : celle d’aller vers Thatcher, lui interdisant de faire tout mouvement vers son père.

Madame Kane a choisi pour son fils la nouvelle ère représentée par la banque, préférable à l’ancien monde symbolisé par son époux. Elle l’éloigne ainsi volontairement d’un Far-West misérable et moribond. La découverte d’un gisement d’or lui en a donné les moyens. Elle pousse résolument le jeune garçon vers la voie capitaliste, la seule envisageable, pense-t-elle, à l’heure où la société américaine se modernise et entreprend son industrialisation, au moment où les mythes se transforment. La mère incarne alors l’idée de l’Histoire en marche. La conquête de l’Ouest appartient désormais au passé (l’ancien monde représenté par le père, à l’allure de cow-boy vieillissant). La circulation des hommes est déjà un temps révolu (nous somme en 1871). On est entré dans la circulation des biens, des marchandises et surtout de leur valeur.

Durant cette scène, l’enfant se trouve donc littéralement pris en piège et voit son espace rétrécir jusqu’à l’étouffement. Le jeune garçon ne dispose plus d’aucune liberté de mouvement mais toute la volonté de sa mère ne suffit pas à apprivoiser sa rébellion. Charles se défend en se servant de sa luge comme d’un bouclier, qu’il utilise pour repousser son futur tuteur et briser le triangle oppressant formé par les adultes. « Cet enfant a besoin d’une bonne correction », lance le père pour s’excuser auprès de Monsieur Thatcher. C’est alors que pour la première fois dans cette séquence, Welles utilise un très gros plan sur le visage de Mme Kane, lequel s’actualise en un raccord très marqué qui coupe sa phrase en deux. Par ce raccord, le cinéaste isole la mère de tout contexte pour aller au plus près de ses sentiments. Elle formule la vraie raison pour laquelle elle se sépare de son fils : pour l’éloigner d’un père bourru et brutal, et surtout pour le soustraire au milieu auquel il est associé, en passe de devenir anachronique.

L’adieu à l’enfance est signifié par les deux derniers plans de la scène, qui s’attardent avec une certaine insistance sur le traîneau du petit Charles, progressivement enseveli par la neige qui tombe. Le véritable affrontement peut dès lors commencer : celui d’un individu, le « citoyen Kane », face au pouvoir de l’argent.