Présentation

Citizen Kane n’épargne pas les stratégies de manipulation et les manœuvres mercantiles ayant cours dans les quotidiens à grand tirage, au mépris de l’éthique journalistique. La critique des médias dominants a fourni au cinéma américain une matière particulièrement riche, dont témoignent les films évoqués : Le Gouffre aux chimères, Un homme dans la foule et Network.




Le Gouffre aux chimères (Billy Wilder, 1951)

Le Gouffre aux chimères s’intéresse à un journaliste ambitieux et sans scrupules, Chuck Tatum (Kirk Douglas), prêt à toutes les bassesses pour réussir. Lorsqu’il apprend qu’un homme, Leo Minosa, se retrouve bloqué dans les galeries souterraines d’une montagne au Nouveau-Mexique, il flaire le bon coup et évalue d’emblée tout le parti qu’il pourra en tirer. Il s’arrange alors pour couvrir l’événement en exclusivité et fait délibérément retarder les opérations de sauvetage afin de multiplier les parutions et augmenter leur retentissement. Ce qui ne manque pas de se produire : le fait-divers local se transforme bientôt en phénomène national.

Dans ces deux courtes scènes descriptives, le regard satirique de Billy Wilder est sans appel : soutenu par le commentaire du speaker d’une station de radio évoquant « le courageux reporter » qu’est censé être Tatum, un lent mouvement de caméra dévoile progressivement la foule de curieux venus se masser sur le lieu du sauvetage, transformé en une véritable fête foraine. L’interview d’un quidam, présent plus pour voir que pour porter secours, témoigne indirectement de la vanité d’un public mû par le syndrome du « j’y étais, par conséquent je peux me prononcer en toute sincérité et en toute légitimité ».

Dans la deuxième scène, on mesure qu’un seuil important a été franchi dans le développement du grand cirque médiatique : la fête foraine prend désormais l’allure d’un parc d’attractions attirant des touristes en provenance de tout l’État du Nouveau-Mexique. Les files de voitures s’allongent et les stands de merchandising se multiplient : un cowboy chanteur entonne une rengaine country dédiée à Leo Minosa, le pauvre captif de la montagne, tandis que son assistante s’emploie à la vente de partitions à « 25 cents la copie », comme le précise l’affiche attachée sur son chapeau (le détail fait mouche). Plus loin, une enseigne invite les badauds à participer au fond d’entraide spécialement créé, tandis que le shérif de la ville profite de l’affluence et de la présence des caméras pour débuter gratuitement sa campagne politique en vue d’une réélection dans ses fonctions.
Pendant ce temps, les familles se divertissent sur la grande roue, alors que la bande-sonore met en exergue les coups martelés par l’action de la foreuse, créant un parallèle avec le rythme cardiaque faiblissant de celui qui est toujours coincé dans la grotte. Puis, sous le regard réprobateur du modeste préposé au ravitaillement alimentaire des ouvriers, on s’aperçoit qu’une rame ferroviaire a été spécialement affrétée pour satisfaire l’appétit voyeuriste du public, lequel se précipite du train en courant pour se rendre sur le site. Après la mort de Leo Minosa, la foule désertera évidemment l’arène, ne laissant derrière elle que des papiers gras et des bouteilles vides, déchets habituels de la société de consommation.
Avec plusieurs décennies d’avance, le film de Billy Wilder traite de ce que l’on appellera « l’information spectacle » dans les années 1980 (« Infotainment » en anglais, mot-valise formé à partir des termes « Information » et « Entertainment »).En revoyant Le Gouffre aux chimères aujourd’hui, on reste stupéfait par son caractère visionnaire.




Un homme dans la foule (Elia Kazan, 1957)

Pour alimenter une chronique radiophonique locale, la jeune Marcia Jeffries (Patricia Neal) va recueillir la parole de prisonniers dans une prison paumée de l’Arkansas. L’un d’eux, Larry Rhodes (Andy Griffiths), accepte de s’exprimer contre une remise de peine. Son bagout la séduit. Elle le surnomme « Lonesome » et le fait débuter sur les ondes. Son parler vrai, son bon sens populaire remportent un succès immédiat. Très vite débauché par une radio de Memphis, c’est à New York qu’il conquiert tout le pays, où on lui offre sa propre émission de télévision. De moins en moins contestataire, de plus en plus démagogue, promu héros national, Lonesome Rhodes se pique de politique, persuadé de pouvoir manipuler les foules à sa guise.

Située à la fin du film, cette séquence orchestre une sorte de variation contemporaine sur le mythe prométhéen. Croyant d’abord libérer « le feu sacré » d’un sans-grade en le sortant du ruisseau et en lui offrant une tribune publique, Marcia doit désormais mettre hors d’état de nuire le monstre qu’elle a engendré malgré elle. Pour y parvenir, elle retourne contre lui les armes qui ont contribué à l’exacerbation de sa toute-puissance : soit donc le dispositif télévisuel.

Rhodes conclut son émission en direct par le type de sermon populiste qui a fait sa renommée. Mais le cadrage, associé au jeu de l’acteur, laisse déjà entrapercevoir la vérité derrière le masque : le sourire appuyé, l’accent sudiste outré et la voix de stentor du personnage se font de plus en plus factices et calculés. Postée dans la régie, Marcia achève la pleine levée des apparences par le biais d’une intervention technique, qui consiste à diffuser en direct ce qui n’aurait pas dû quitter les coulisses du studio. Quand des techniciens tentent de s’interposer, elle s’agrippe au pupitre de mixage comme le ferait une manifestante contestataire enchaînée aux portes d’un bâtiment administratif. Le cynisme injurieux et méprisant de Rhodes se répand alors dans les foyers, où l’on constate qu’aux États-Unis dans les années 50, la télévision est déjà présente partout et touche toutes les couches de la population. Rhodes a beau quitter le studio en lançant une dernière bravade alcoolisée à l’adresse de ses collègues, il ne reviendra pas à l’antenne. Sa destitution cathodique est d’ores et déjà entérinée.





Network (Sidney Lumet, 1976)

Howard Beale (Peter Finch) est le présentateur vedette du journal télévisé d’une chaîne nationale privée fictive, UBS. Après avoir perdu des parts d’audience, il est licencié et annonce qu’il va se suicider à l’antenne. Pour s’excuser de son attitude, il obtient un passage en direct mais il en profite finalement pour prononcer un discours accablant sur l’état du monde et sur l’inanité de la télévision.

L’ex-présentateur possède tous les signes extérieurs du dément prêchant dans la médiasphère. Il passe à l’antenne vêtu d’un pyjama porté sous un imperméable, il a les cheveux en bataille et les yeux révulsés ; il est agité et il transpire en vociférant sur les calamités qui s’abattent sur la société. Tout y passe : l’augmentation du chômage, la baisse du cours du dollar, l’insécurité alarmante dans les grandes villes, le péril écologique ou bien encore les méfaits de l’industrie agro-alimentaire.Seulement, « dans un monde devenu fou » et placé sous tranquillisants par la télévision, dont le principal objectif consiste à stimuler les pulsions consuméristes via la publicité, il n’existe sans doute pas meilleur messager que le dément lui-même. Network est un film de « politique-fiction », le genre de prédilection de Sidney Lumet, si bien que son contenu ne relève pas de la pure vue de l’esprit, et procède tout au plus d’une extrapolation, d’une « mise en fiction » de la réalité. Pour aussi halluciné qu’il paraisse, le monologue de Beale dresse néanmoins un état des lieux aussi exact que concis. Nous sommes au cœur des années 1970 et l’Occident entre dans une longue période de crise. C’est l’époque du premier choc pétrolier et des angoisses face aux décisions des Émirats Arabes et de l’OPEP (citée au début du film). L’heure est également à la faillite de plusieurs grands centres urbains (des quartiers entiers de New York sont devenus insalubres et livrés à la délinquance). C’est aussi le temps de l’activisme mué en lutte armée, du Watergate et des assassinats politiques, notamment.

Durant la longue diatribe du présentateur déclassé, la caméra de télévision qui le filme de face reste fixe, fidèle aux usages en vigueur, tandis que celle de Lumet s’approche lentement du personnage, jusqu’à le saisir en plan rapproché poitrine, accordant de la sorte toute son attention (et tout son crédit) aux propos en apparence délirants qui sont développés.Située en retrait, Diana Christensen (Faye Dunaway), la responsable du divertissement de la chaîne UBS, assiste à la scène en se délectant par avance du potentiel commercial d’un tel orateur. (Elle fera d’ailleurs de Beale la star d’un nouveau concept de show télévisé, intégrant un médium et des révolutionnaires de gauche se filmant en train de braquer des banques…) Au moment où Beale enjoint les téléspectateurs à sortir de leur attitude passive, il brise lui-même le protocole télévisuel en se levant, en contournant le bureau et en s’avançant vers la caméra de télévision, qu’il oblige ainsi à se mouvoir pour reculer.

L’injonction à la rébellion trouve un écho dans tout le pays mais manifestement, la réaction des auditeurs résulte moins d’une prise de conscience réelle que d’un réflexe de groupies promptes à l’adulation immédiate d’un nouveau type de prophète. Certes, on scande avec ferveur le slogan de Beale aux fenêtres et sur les paliers, mais l’orage qui éclate diffuse sur les façades une lumière bleutée et intermittente qui rappelle celle du petit écran hypnotique… Un plan d’ensemble sur un immeuble parachève d’ailleurs l’analogie avec une mosaïque d’images cathodiques, rétroéclairées et de petites tailles. En fermant sa fenêtre à guillotine, le personnage interprété par William Holden fait en quelque sorte usage de sa « télécommande » pour éteindre le programme en cours et se soustraire au bruit médiatique. Tant qu’il le peut.