Présentation de la séquence

Aveuglé par sa mégalomanie, Kane s’obstine à vouloir faire de Susan une grande cantatrice malgré son absence de talent, en passant outre les protestations de sa maîtresse.

Piste d’analyse
– la mise en scène du calvaire de Susan


Kane, figure tyrannique

Durant la scène de la querelle qui ouvre cette séquence, l’autoritarisme démiurgique de Kane est d’abord exprimé par ses gestes et ses propos : « Tu continueras ! », ordonne-t-il à Susan en déchirant rageusement les mauvaises critiques parues dans la presse. Mais surtout, son tempérament dominateur est relayé par des angles de prise de vue très prononcés : il est systématiquement filmé en contre-plongée, tandis que la jeune femme est corrélativement montrée en plongée, de surcroît dans une position agenouillée, ce qui ne fait qu’accentuer son état de soumission.

Au niveau de la composition visuelle, la suite de l’altercation entre les deux époux prend d’ailleurs une nature assez inquiétante. Jusqu’alors femme douce, tendre et malléable, Susan commence à se rebeller contre son « Créateur », qui prend l’allure d’un pygmalion négatif et ténébreux. Lorsqu’il s’approche d’elle pour la forcer à poursuivre sa tournée, il se transforme alors en une pure masse d’ombre « ogresque » qui avale littéralement le visage de la frêle Susan – laquelle s’en trouve impressionnée.


Une satire de la presse

La scène suivante prend la forme d’un « montage par épisodes », c’est-à-dire une succession rapide de courts fragments condensant un laps de temps relativement long. La tournée de Susan est ainsi relatée de manière elliptique par une série de plans brefs sur ses prestations scéniques, reliées entre elles par des fondus-enchaînés sur les manchettes de journaux faisant l’éloge du prétendu triomphe de la cantatrice.

Welles en profite au passage pour dénoncer un certain type de presse qui se développe au début du vingtième siècle, et dont l’instigateur n’est autre que William Randolph Hearst, le grand patron ayant inspiré le personnage de Kane. Qualifiée à l’époque de « journalisme jaune », cette presse dévoyée développe un traitement sensationnel de l’actualité et n’hésite pas à fabriquer de fausses interviews ou à créer de toutes pièces de faux succès (comme ici), à des fins de manipulation de l’opinion publique.

L’Inquirer, le journal de Kane, est mobilisé dans ce but : monter en épingle le pseudo succès de cette pauvre Galatée qu’est Susan. Le montage par épisodes s’accélère à mesure des efforts toujours plus importants que la chanteuse doit fournir pour affronter les feux de la rampe, dont elle n’est que le pantin désaccordé. Feux de la rampe qui finissent par « claquer » en gros plan, au niveau visuel tout comme sur l’échelle sonore, exprimant le burn-out de Susan, qui tente ensuite de s’empoisonner avec des médicaments.

La tentative de suicide : une dramaturgie du plan-séquence

La grande virtuosité technique de ce célèbre plan n’a cependant rien de gratuit. En lieu et place d’un montage alterné traditionnel, montrant successivement Susan alitée et Kane tambourinant à la porte, Welles construit sa dramaturgie en termes d’étagement dans la profondeur de champ, dans le rapport entre l’avant-plan (le verre et le flacon de médicaments), le plan-médian (Susan allongée, respirant difficilement) et l’arrière-plan (la porte de la chambre que Kane essaye d’ouvrir). La composition de l’image suffit à nous faire comprendre la situation ; le regard du spectateur peut circuler librement à l’intérieur du cadre, ce qui développe une tension interne au plan. L’enjeu dramatique s’en trouve dès lors plus finement ancré : Kane est concrètement relégué dans le hors champ, il est placé en état d’infériorité et d’impuissance. Son échec avec Susan n’en est donc que plus patent.
À partir de ce moment s’amorce un long processus de destruction mutuelle pour les deux époux, qui vont vivre cloitrés à Xanadu, l’immense château en passe de se transformer en véritable tombeau.