La forteresse interdite
Le film s’ouvre sur un gros plan ordonnant au spectateur de passer son chemin par un panneau « No trespassing » qui introduit le thème de la confrontation à un territoire à la fois mystérieux et interdit. Le premier mouvement d’appareil contrevient d’emblée à cette interdiction par un fondu enchaîné sur deux types différents de grillages, exprimant la toute-puissance de la caméra, qui s’affranchit des obstacles avec une aisance souveraine, tout comme elle « escalade » sans difficulté le monumental portail du domaine, surmonté d’un « K » imposant, serti dans un cercle de fer forgé.
Saisie en contre-plongée, la lettre « K » renvoie avec évidence au patronyme « Kane » mais l’angle de prise de vue, qui inscrit un château proéminent dans la perspective de l’image, invite aussi à l’associer au mot « King ». Le développement de l’intrigue confirmera cette interprétation : l’histoire de Charles Foster Kane est celle d’un homme qui voulut être roi, se rêvant en Kubilai Kahn, le conquérant mongol du 14ème siècle, auquel il emprunte le nom de la capitale légendaire, Xanadu, pour baptiser sa forteresse mégalomane. La construction visuelle en diagonale déséquilibre le cadre, formalisant ainsi la puissance mystérieuse et inquiétante du propriétaire du château fantastique émergeant de la brume en regard de l’initiale de Kane, symbole des forces de domination, d’expansion et de destruction.
Xanadu : un domaine symbolique
Les plans suivants explorent le domaine en une succession de compositions en plans fixes reliées par des fondus enchainés montrant des singes en cage, des gondoles vénitiennes, un parcours de golf désert, ainsi que des statues et des éléments architecturaux issus d’époques et de cultures variées. Le royaume de Xanadu constitue un assemblage hétéroclite et indéchiffrable auquel le mélange des styles, la musique, et l’état d’abandon confère un aspect aussi étrange qu’inquiétant, évoquant le fantastique gothique. Il annonce à cet égard la personnalité de son concepteur et propriétaire mégalomane : cet espace où sont amassés de multiples éléments disparates, renvoie à l’identité morcelée de Kane sous la forme d’un patchwork cryptique qui garde le secret de sa signification.
L’ensemble de ce prologue se déroule dans une ambiance nocturne tout en clair-obscur, à l’instar des films expressionnistes allemands des années 1920. La succession des plans s’appuie sur la permanence d’un point lumineux, positionné au même endroit d’un cadre à l’autre. Cette unique source de lumière provient d’une fenêtre qui se manifeste même lorsque le château est placé hors champ : dans le plan sur les gondoles, on en voit tout de même le reflet sur la surface de l’eau. La progression de la caméra semble donc guidée par cette source lumineuse exclusive, laquelle fait office de balise au centre d’un véritable océan de ténèbres.
La mort de Kane : une mise en scène elliptique
Lorsque nous sommes enfin sur le point de pénétrer dans la demeure, Orson Welles brise la continuité : tout à coup, la musique s’arrête et la lumière s’éteint brusquement. Nous nous retrouvons alors projetés de l’extérieur à l’intérieur par un effet virtuose jouant de la lumière pour assure le passage fluide d’un espace diégétique à l’autre. Dans les deux plans, la fenêtre garde exactement les mêmes proportions ; le passage extérieur/intérieur s’effectue à la faveur d’un fondu enchaîné parfait, qui trouble notre perception pendant un instant. Cet effet de désorientation est renforcé par l’apparition incongrue de flocons de neige introduisant un petit chalet filmé en gros plan. Un rapide mouvement de travelling arrière nous révèle que ce paysage n’est qu’une illusion tenant dans la paume d’une main.
Au cœur de ce palais démesuré se trouve donc un homme qui vit ses derniers instants en fixant son attention sur un monde miniature contenu dans un globe de verre. L’homme en question est montré comme une sorte d’ogre – c’est l’impression que procurent le très gros plan sur sa bouche et le timbre outrancièrement guttural de la voix qui s’en échappe, prononçant le seul mot de toute la séquence (« Rosebud »). Tout comme Xanadu, le domaine fait de richesses accumulées sans dessein ni hiérarchie, le monde miniature finit lui aussi en mille morceaux : celui qui retient ce microcosme in vitro dans le creux de sa main rend son dernier souffle et le globe se brise sur le sol.
La représentation du mourant est également à l’image de sa personnalité, c’est-à-dire fragmentée, dépourvue d’unité. On ne voit pas vraiment le personnage ; il ne se manifeste que par bribes : une main, une bouche, une voix, une vague silhouette étendue sur un lit, éclairée à contre-jour. Une énigme en somme, soustraite à la pleine monstration et sujette à la fragmentation par le truchement de gros plans multiples. Ce sera au spectateur de recoller les morceaux, en suivant les étapes de l’enquête journalistique qui va occuper le reste du film.
La boule à neige brisée
Comme le récit le dévoilera par la suite, le « monde blanc » conservé dans le globe de verre représente l’enfance de Kane. Dans le « monde noir » de Xanadu, il n’est plus qu’un souvenir lointain, qui constitue cependant le sésame de toute l’intrigue. C’est ce souvenir qu’emporte Kane en articulant son dernier mot, ce que formalisent les plans suivants, qui adoptent un point de vue insolite. Sans doute alertée par le bruit, l’infirmière pénètre dans la chambre et on la voit à travers l’un des bris de verre, déformant l’image et lui procurant un aspect concave. Puis un raccord dans l’axe ouvre le champ et laisse apparaître le petit chalet renversé en une composition baroque qui n’a rien de gratuit : elle exprime la subjectivité du personnage, dont la dernière image qui s’imprime sur sa rétine est une image de l’enfance. Le globe neigeux figure l’œil de l’innocence, celle dont le jeune Kane a été prématurément privé pour être sacrifié sur l’autel d’une réussite matérielle imposée.
À la fin du prologue, l’infirmière recouvre le gisant avec un drap, qui fait autant office de linceul que de « tomber de rideau » sur la vie du citoyen Kane, riche de nombreux coups de théâtre.